La notion de « marché » est directement reliée à l’idée de commerce. Et par extension de concurrence, de profit, d’exposition : se montrer, se vendre…
Bref, tout ce qui constitue une planète à des années-lumière de l’état d’esprit, de la condition, de l’âme d’un artiste prenant, par nécessité intérieure, la plume poétique.
Oh ! bien sûr, je m’y suis rendue à ce fameux « marché de la poésie« . À l’époque – au siècle dernier –, il avait un côté intimiste. Une douzaine de stands regroupés en carré, sur la place. Le soleil de mai battait le pavé et chauffait les épaules de seulement quelques passionnés ou voisins de quartier. Silencieux et bon enfant. Je vivais sur place.
J’ai failli y retourner en 2018. Mais mon hypersensibilité fuit la foule. Et Paris, ma ville natale adorée, à mes yeux a perdu ses lumières, divers échos me renvoyant son bruit, sa vitesse, sa saleté, son agressivité et sa pollution.
Dans les année 90 et même 2000, après un bref séjour, mon nez était toujours crotté couleur suie. Je n’ose imaginer ce que serait ma réaction biologique à une immersion aujourd’hui. Le brouhaha et la foule me tétaniseraient. Ou alors je sortirais uniquement la nuit, quand les chats sont gris pour rejoindre en catimini mon Club des Poètes.
Comment, dans ce petit écrin de la place Saint-Sulpice, peut-on arriver à s’extirper de l’environnement ? Ma crainte se tient précisément là.
Hypersensible de mes cinq sens, comment partager le beau sans interruption, sans redouter le moindre signe (visuel, sonore ou odorant) qui mettrait fin à ma concentration si nécessaire à une évasion totale, loin de toute médiocrité – à moins d’avoir médité pendant 1h juste avant, sniffé une ligne de métro ou flirté avec une bouteille de blanc (plus probable).
Partir au pays des nuages, rêver, s’immerger dans un monde à part est encore possible dans une salle de cinéma plongée dans le noir, sans trop de monde, ni bruits annexes. Avec au bout, cette sensation d’ivresse en sortant par la porte de derrière, se retrouvant au soleil du trottoir, au milieu de la foule et de la vie urbaine trépidante. Choc. On flotte quelque minutes tout en marchant, un peu éthéré.e d’avoir quitté cet entre-deux. Puis l’on revient sur terre, assez rapidement happé.e.
La poésie ne veut pas atterir, et de tout façon sa dimension ne le permet pas. Elle a besoin d’un « espace » désencombré.
Cette année, il semble que de nombreux éditeurs soient de sortie. Sur leurs épaules, on ressent, comme partout, les enjeux économiques.
La masse sue. Et tue la culture. Brouhaha d’habits endimanchés.
Un jeu de mots se glisse dans mon titre : dans marché masse » on peut entendre « chémasse ». Que je chêmasse vient de « chêmer », un verbe qui signifie « vieillir » dans le sens de se déliter et de, je cite, « s’affaiblir par amaigrissement progressif« .
Certes ce fut progressif, je n’ai rien vu venir. Ce Marché étant aujourd’hui le reflet de l’appauvrissement de la culture. Bien qu’il existe pour prouver le contraire. Et heureusement il existe. Certains regrettent que son aura ne dépasse pas la rue Bonaparte. La logique reste logique.
Lire cet article : « Le marché de la Poésie donne un nouvel écho aux poèmes »
Pourquoi s’évertuer à faire appel aux médias qui n’ont d’autre souci que leur nombril et le nombre de vente de leur titre. Les sujets de ces organes de presse, à genoux (au sens que vous voulez), renvoient en permanence à la question de la rentabilité capitaliste (pléonasmus).
Ils saliraient plutôt qu’autre chose ce rendez-vous.
La poésie a toujours été intime, drainant un public fidèle, sensible, amoureux, curieux, rêveur, lettré ou moins lettré. Elle s’inscrit dans l’intemporalité, en plus de son universalité. Alors que ce qui est défini par « marché » aujourd’hui ne supporte que des plannings courts et rentables. Sans cela, point de salut.
L’économie de marché n’est pas compatible avec l’art (j’enfonce une porte ouverte), tout comme elle n’est pas compatible avec l’écologie.
Nous voilà bien.
Charlélie Couture à l’honneur au marché de la poésie de Paris.
À l’inverse, si l’on en parle trop (au sens médiatique), ce rendez-vous ne risque-t-il pas, comme d’ailleurs les festivals en général lorsqu’ils se développent au fil des ans, de devenir de la com aseptisée ?
Là est la limite heureuse. Point de risque de voir soudainement des hordes de touristes mues par une adoration sans bornes, sensible et compréhensive, de La Poésie. Vivons heureux, vivons cachés.
Comme l’a écrit le poète Roberto Juarroz « la poésie est un sable si sensible qu’il enregistre l’âge de notre ombre« .
Marché 2019 : « La poésie au risque de ses métamorphoses »
Au fond de moi, c’est peut-être ce terme « marché » si galvaudé qui me bloque. Sans doute inconsciemment synonyme de « grande braderie ».
« Rendez-vous » ou « rencontres » auraient été plus à mon goût. (Festival, dérivé de festif, restant très limite.)
La poésie se partage, elle devrait être gratuite.
Les poètes ne sont pas à vendre. Qui en douterait ?